Ce blog était au départ destiné aux étudiants du séminaire "Cinéma et cultures" de Master 1 (Médiation culturelle) de l'Université Paris III.
Il s'agit de résumés des cours séminaires donnés entre 2012 et 2014 à l'Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
Depuis octobre 2014, j'ai ajouté quelques notes sur des films projetés à l'Institut français du Royaume-Uni à Londres.
Bon parcours !
Rachel Mazuy

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Le cinéma soviétique entre art et propagande



Le cinéma soviétique : un art de la propagande ou une culture de masse ? 

Introduction : 
En fait plusieurs questions sont posées, est-ce que le cinéma soviétique n’est finalement qu’un cinéma de propagande qui n’aurait touché les masses que de manière contrainte et forcée? Est-ce réellement de l’art ? Est-ce que les cinéastes ont réussi à attirer les publics et à les transformer ?
Dans quelle mesure le cinéma soviétique a-t-il pu répondre aux contraintes idéologiques, mais aussi économiques et techniques (adaptation au parlant par exemple) de son époque ? 
Train de propagande soviétique pendant la guerre civile.
I. Le cinéma entre divertissement populaire et instrument de la propagande de masse : les années vingt
A. Un instrument de la propagande soviétique : 
- Lénine et les autres Bolcheviks (Trotski, Lounatcharski) se sont intéressés au cinéma dès le départ). Dès 1918, s’appuyant sur une structure tsariste  mise en place en 1914, le pouvoir soviétique produit de petits films d’agitation (agitki) qui sont ensuite diffusés par les agit-trains.
1. Des films et des artistes engagés :
- Des artistes très engagés : Les intellectuels (pas seulement les cinéastes) sont très présents dans le début de la Révolution (Maïakovski). De très jeunes cinéastes comme Koulechov, Poudovkine et Gardine, qui ont parfois combattu avec les Rouges, s’engagent sur ce terrain où la production se partage entre actualités et films scientifiques à but éducatifs. Leurs titres sont éloquents (« Sur le front rouge » de Koulechov en 1920, « Faim, faim, faim » de Poudovkine et Gardine en 1921). Les thèmes de prédilection sont la propagande antireligieuse, la stigmatisation de l’alcoolisme, de la paresse, de la spéculation et les célébrations d’une victoire ou d’une fête ouvrière. 
Même si une petite partie d’entre eux émigrent, les cinéastes qui restent participent à l’édification d’une société socialiste avec ses mythes fondateurs (exploits de la guerre civile) et sa pédagogie des nouveaux rapports sociaux. Ils sont placés dans une position de responsabilité sociale et se vivent comme des artistes qui doivent éclairer le peuple.
Des réalisateurs s’investissent donc dans des sujets d’actualités de propagande comme le film de Lev Koulechov « Exhumation des reliques de Saint Serge Radonège » en 1919.
Certains sont moins démonstratifs, mais l’ajout d’un conférencier ou d’une séance de questions réponses permet à n’importe quel film d’être utilisé pour la propagande (même un film de fiction américain).
Cependant, tous les films ne sont pas des films de propagande au sens strictement politique. Une partie ont une fonction pédagogique (hygiène, alphabétisation, lutte contre les parasites dans l’agriculture). Certains combinent les deux :  La Ligne générale d'Eisenstein par exemple
Cette thématique propagandiste des films soviétiques est cependant plus ou moins présente selon les films dans les années vingt. Avec la NEP et la libéralisation de l’économie, on tourne davantage de films de divertissement pour plaire au public. Ainsi, le film Aelita (1926)  tourné par Jakob Protazonov .
2. Dans un cadre contrôlé par l’Etat :
- Pour Lounatcharski le cinéma est un instrument de propagande (diffusion des idées, instruction) et d’agitation (il doit mobiliser car il touche les sentiments).
En effet, le peuple russe est alors majoritairement analphabète et les brochures et les tracts de propagande ne peuvent pas les atteindre directement. Les Bolcheviks sont conscients qu’ils doivent passer par l’image pour convaincre (cinéma, peinture murale, théâtre de rue).
Dès 1919, Lénine nationalise l’industrie cinématographique.
A partir de 1921 (NEP), il conseille d’assortir toute projection de film de divertissement par un film d’éducation politique.
On va donc créer un organisme centralisé chargé de la production et de la distribution sur tout le territoire : le Govkino (appelé ensuite Sovkino).
-Après 1923, le Parti réclame une production soviétique pouvant concurrencer les films étrangers (influence bourgeoise).
- Il y a donc dès le départ une tension entre la recherche de rentabilité évidente (l’économie soviétique a besoin d’argent) qui va dans le sens d’un cinéma de divertissement et les tâches de propagande qu’on lui assigne.
Pour Trotski (1923 – La vodka, l’église et le cinémale cinéma est un bon moyen d’éloigner le peuple des églises et de l’alcoolisme tout en rapportant  à l’Etat des revenus que le tsar trouvait dans la vente (taxée) de vodka ! Staline reprendra la même idée en 1927.
Aussi si une partie des films sont des commandes politiques (commémorations révolutionnaires), en tournant La Jeune fille au carton à chapeau en 1927, Boris Barnet répond à une commande pour promouvoir la loterie nationale, tout en dénonçant la bourgeoisie commerçante créée par la NEP.
Boris Barnet, La Jeune fille au carton à chapeau, 1927. 
B. Un âge d’or cinématographique ?
On reste souvent sur l’idée d’un cinéma soviétique des années vingt considéré comme un « âge d’or » parce qu’il a donné naissance à de nouveaux réalisateurs dont les inventions esthétiques ont révolutionné le cinéma mondial (KouléchovDovjenkoPoudovkineEisensteinRoomVertovKozintsev et Trauberg).
Ils ont bien sûr chacun leurs spécificités, le plus souvent théorisés dans de nombreux écrits ou des cours retranscrits par leurs étudiants (Koulechov au VGIK).
A côté de ces jeunes cinéastes, des cinéastes comme Protazonov ou Ermler qui refusent le parti pris esthétique et s’engagent davantage dans un cinéma plus traditionnel que privilégie le pouvoir.
Enfin, autour du studio Mejrabpom, une équipe de jeunes cinéastes  explore des voies qui empruntent à la tradition du cirque, à Chaplin ou Mack Sennet (Grigori Kozintsev, Léonid Trauberg, Boris Barnet ou Sergueï Youtkevitch) et mettent en avant l’acteur (école de la FEKS ou Fabrique de l’acteur excentrique).
"Le montage des attractions" d'Eisenstein.         Octobre (La scène du pont).
                                                         Sergueï Eisenstein Le Cuirassé Potemkine, 1925
                                                             L'Effet Koulechov (avec Ivan Mosjoukine, 1922).
L'effet Koulechov expliqué par Alfred Hitchcock (Cf. son utilisation dans Fenêtre sur cour, 1954). 

C. Un large public  est touché ?
Le cinéma devient donc très vite un produit culturel de masse utilisé par le régime à des fins économiques et politiques. Mais, les studios de production soviétiques n’arrivent pas à produire suffisamment de films pour satisfaire un public toujours plus nombreux.
Aussi dans les années vingt, les films diffusés en URSS viennent massivement de l’étranger (Etats-Unis, France et Allemagne surtout).
Sergeî Komarov, Le Baiser de Mary Pickford, 1927,  
http://archive.org/details/MaryPickford10
Vous pouvez le regarder intégralement sur ce site. 

De plus, les films de l’avant-garde ne sont pas toujours un succès.
En fait, il a fallu un passage par l’étranger via l’exportation, pour que les films d’Eisenstein soient rediffusés et intègrent le panthéon du cinéma socialiste.
A la fin des années vingt les politiques et les critiques ne demande pas aux cinéastes de faire des films « qui seront compris dans trente ans », mais des films qui « éduqueront (les masses) aujourd’hui ».
En fait, les films qui ont le plus de succès sont les films de divertissement qu’ils soient américains ou soviétiques. Les spectateurs ne viennent souvent que pour la deuxième partie du spectacle, en sautant le film d’éducation politique. 
D’où la nécessité d’essayer de faire des films soviétiques de divertissement de véritables films à contenu politique…
Pour le pouvoir, il faut donc fabriquer un cinéma populaire mais idéologiquement compatible avec la ligne du Parti. 

II. Le cinéma stalinien jusqu’à la guerre : un cinéma contrôlé entre éducation populaire et censure (1928 -1940) ?  :
Questions : Problèmes de définitions (qu’est-ce que le cinéma stalinien, quelle chronologie ?).
Est toujours un art, ou est-ce seulement de la propagande de masse (rapport de l’artiste au pouvoir politique) ?
A. Un cinéma contrôlé :
1. Un encadrent de la production, la distribution et la consommation des films :
1. Vers le réalisme socialiste (1928-1934) (définition) :
- Cette période est une période de transition entre le muet et le parlant. Dès le début des années trente, les dirigeants politiques soutiennent le développement du cinéma parlant dont ils prévoient l'impact populaire. Cependant, à cause du coût des investissements nécessaires et de la réticence de certains cinéastes, le passage du muet au parlant se fera très progressivement.
Le premier film parlant  soviétique est  Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk (1931). 

- Cette période est une période de reprise en main du cinéma par le Parti.
En 1930, Boris Choumiatski est nommé à la tête de l’industrie du cinéma (Administration centrale de l’industrie du cinéma et de la photographie) C’est un véritable ministère du cinéma qui est créé.
La critique s’abat à la fois sur les films de divertissement et ceux « de gauche » qui sont censés être inaccessibles aux masses du fait de leur « intellectualisme » et de leur « formalisme ».
Le Parti va censurer de nombreux réalisateurs qui ont plus de mal à travailler. Ils ont de moins en moins d’autonomie dans le choix et la mise en œuvre des thèmes de leurs films.
Cependant, la situation reste plus complexe qu’on ne pourrait le penser. Tout d’abord, il ne faut pas idéaliser les années vingt. Les films ont été largement produits par des institutions nationalisées (censure, critiques idéologiques…).
La Ligne générale
Sergei Eisenstein, La Ligne générale rebaptisée par Staline L'Ancien et le nouveau, 1929
Exemples de La Ligne générale interrompue et rebaptisée et de l'évolution du studio Mejrabpom
-En 1935, la doctrine du réalisme socialisme est officiellement approuvée. 
réalisme socialiste est officiellement approuvée. 
Mais ce qui préoccupe alors les autorités c'est surtout le manque de films soviétiques. 

2. Un cinéma soviétique national :
Alors que dans les années vingt, les films étrangers représentaient la majorité des films vus en URSS, la situation s’inverse complètement. On interdit la plupart des films étrangers. L’objectif est que la jeunesse puisse se forger une identité soviétique sans être corrompue par les modèles bourgeois ou fascistes.
Par ailleurs, il convient de produire en URSS les films, mais aussi des appareils de projection et de tournage ou de la pellicule (politique d’industrialisation du pays).
Parallèlement on augmente les salles de cinéma, surtout dans les campagnes.
Le cinéma soviétique, encore plus que dans la période précédente va être pris en tenailles entre des contraintes économiques, cinématographiques et idéologiques.
En effet, le passage au parlant (contraintes techniques) et le poids de l’idéologie se traduisent par une diminution de la production cinématographique (prévisions du plan irréalistes et Choumiatski exécuté).
Cette diminution se traduit par une modification des modes de distribution. On change la programmation tous les mois seulement avec 4 nouveaux films uniquement. Mais on multiplie le nombre de copies. Comme le cinéma est le seul plaisir accessible à tous, on voit les films plusieurs fois, on les apprend même par cœur.
Par ailleurs, l’Etat va prendre totalement en charge les frais de production et de distribution en exerçant un droit de contrôle absolu.                                                                                   
                                                         Sergeï et Gueorgui Vassilliev, Tchapaev, 1934. 

B. La censure cinématographique : des relations complexes entre le pouvoir et les artistes :
 1. Une censure présente et personnifiée :
La censure s’exerce dès la réception du scénario, et c’est d’ailleurs avant tout sur l’écrit qu’elle s’exerce. Les censeurs vont ainsi laisser passer des films, sans contrôler le montage et la mise en scène.  Mais la censure s’exerce aussi sur le choix des décors, des costumes, de la distribution ou sur les rushes.
Le rôle de Staline est important, dans la mesure où il exerce un contrôle personnel qui veut qu’aucun scénario important ne peut être réalisé, ni un film sortir en salle sans son approbation.

Le cinéma soviétique, devient alors l’antithèse du cinéma commercial américain.
Le cinéma n’est donc plus conçu seulement comme un divertissement. Il fait partie du travail d’éducation de l’Etat soviétique et fonde l’unité sociale. Il doit s’agir réellement d’un cinéma de propagande.

Le Pré de Bejine de Sergeï Eisenstein
2. Un exemple de censure : Le Pré de Bejine de Sergueï Eisenstein 
On critique SEM pour sa façon de filmer caractérisée comme  individualiste, pour ses compositions, ses arrêts sur image, ses angles de caméra qualifiés de dégénérés.
Dans l’absolu, le « réalisme socialiste » condamne le montage et tout point de vue qui ne serait pas motivé par l’objectif politique. On revient donc au tournage en studios avec un décor de type théâtral tourné à partir de maquettes précises.

3. Les limites de la censure :
On a déjà signalé le fait que les censeurs s’intéressent essentiellement aux textes écrits et ne vérifient pas toujours les images ou la bande son. Ensuite, on ne peut pas opposer complètement les années vingt (la censure est déjà présente) aux années trente. 
Par ailleurs, tous les films qui ne rentrent pas dans le moule ne sont pas systématiquement interdits. On peut se contenter de limiter leur diffusion (restreindre le nombre de salles) ou de limiter la durée de sortie.
Ainsi, il paraît étonnant qu’Au bord de la mer bleue de Boris Barnet réalisé en 1935, qui sort en 1936 ne soit pas interdit.
Au Bord de la mer bleue de Boris Barnet (1936) avec un commentaire en français de Nicole Brenez (professeur de cinéma). 

En 1938 est créé un Comité du cinéma placé sous l'autorité directe du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS. 
 Or, ce Comité, qui voit par ailleurs son rôle diminuer entre 1941 et 1943, fonctionne avec des réalisateurs qui interviennent dans le processus de décisions (Pryev en particulier) et se heurte souvent aux autres instances de contrôle (section d’agit-prop du CC et conseil artistique créé pendant la guerre). Les choses sont donc complexes et évoluent. 

C. Le réalisme socialiste comme vision utopique et réinventée de la réalité  :
1. Les thématiques utilisées : l’Histoire réinventée et la société communiste en devenir centrée sur les héros socialistes
- L’Histoire réinventée : le cinéma devient de plus en plus l’outil privilégié de la manipulation de la mémoire. On multiplie les films sur la Révolution et la guerre civile, et surtout après 1935, on récupère le passé russe en revisitant les héros nationaux. On va aussi glorifier les scientifiques, les explorateurs et les aventuriers. Les films historiques vont construire peu à peu un cadre historique de plus en plus précis, qui peut être en permanence remanié et qui va remplacer la réalité (Lénine en 1918 de M. Romm ou la trilogie des Maxime). Les films se répondent les uns aux autres.
- Le réel devient une utopie socialiste : Ce que l’on montre, c’est une société utopique marquée par les réussites de l’industrialisation et de la collectivisation des terres, par l ‘égalité sociale, et l’égalité entre les hommes et les femmes, la modernisation des régions périphériques …
Les kolkhozes sont des lieux portés par des chants et des danses permanents qui tirent une partie des films vers la comédie musicale.
- Les héros socialistes : les films réalistes socialistes tournent autour de trois héros types.
+ Le héros du film à proprement dit, un homme ou une femme issu du peuple qui, grâce au socialisme transcende sa condition et accomplit de grandes choses, souvent au prix de sa vie (Tchapaev ou Mustapha dans Le Chemin de la vie).
+ Le héros du parti qui guide et conseille le héros du peuple.
+ Le héros négatif, le plus souvent un ennemi de classe, soldat blanc issu de l’aristocratie pendant la guerre civile ou koulak. On remarquera que Le Pré de Bejine s’inscrit dans cette logique ternaire.


Mikhaïl Romm,  Lénine en Octobre, 1938 
Vous pouvez le regarder en entier (en russe) sur le site de Mosfilm (http://www.cinema.mosfilm.ru/Films.aspx?alphabet=Л). 
- Staline est le seul dirigeant soviétique vivant à figurer dans des fictions et sa représentation est très contrôlée. Elle passe plus par l’image de fiction (affiches et films de fiction) que par le son (accent géorgien) ou l’image documentaire (photos, documentaires). Il choisit lui-même les acteurs qui vont le représenter, leurs costumes. L’objectif est visiblement de créer un effet de mystère, alors qu’il est omniprésent dans la plupart des films. Mais ce n’est pas encore un Dieu (après-guerre).

2. Les femmes de nouvelles héroïnes asexuées : Egalité entre les sexes oblige, les fictions  abolissent les différence entre les sexes. Si elles jouent des héroïnes soviétiques les femmes portent des costumes asexués, des bottes et leurs cheveux sont couverts d’un fichu ou d’un casque de chantier). Elles accomplissent des rôles d’hommes, même si elle reste dépendante de l’homme selon une vision assez traditionnelle de la société.

L’héroïne des films soviétiques des années trente, ne peut donc plus être une frêle beauté brune, maquillée aux yeux cernés (sauf si elle incarne une femme des pays capitalistes),  ou une femme vieille et laide couverte de boue (La Mère de Poudovkine), mais une beauté saine et pure, où on met davantage en valeur les jambes musclées, la largeur des épaules, la bonne mine… (revoyez Nina dans l'extrait de Tchapaev) 

A ce titre, les actrices doivent s’adapter. Lioubov Orlova, la femme du réalisateur Grigori Alexandrov est caractéristique de ces beautés soviétiques des années trente et de leurs itinéraires.
 Lioubov Orlova
  
Conclusion : la réponse est donc complexe et évolutive, même si on peut dire que le cinéma soviétique s'est construit comme un instrument de propagande pour les masses.