Ce blog était au départ destiné aux étudiants du séminaire "Cinéma et cultures" de Master 1 (Médiation culturelle) de l'Université Paris III.
Il s'agit de résumés des cours séminaires donnés entre 2012 et 2014 à l'Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
Depuis octobre 2014, j'ai ajouté quelques notes sur des films projetés à l'Institut français du Royaume-Uni à Londres.
Bon parcours !
Rachel Mazuy

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Le cinéma au Québec ou la naissance d'un cinéma national

Sources (non exhaustif) :
 - www.cinemamuetquebec.ca (partenariat université de Montréal, BNQ et cinémathèque québécoise).
- Martin Barnier, « Germain Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées. Le Cinéma « muet » entre tradition et modernité », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 40 | 2003
- http://cri.histart.umontreal.ca (Cinéma et oralité).
- Christian Poirier, Le cinéma québécois (t. 1 et 2), Presses de l’Université de Québec, 2004
- Michel Coulombe, Marcel Jean, Le dictionnaire du cinéma québécois, Boréal, 2006. 

Plan de Montréal en 1910 @BNQ (catalogue numérisé). 

I. L’apparition et la mise en place du cinéma au Québec :
A. La naissance des vues animées au Québec :
1. Des projections Lumière d’abord destinées aux francophones (1896) :
Si le Canada ne participe pas à la querelle de l’invention du cinéma, ce n’est pas pour autant que l'histoire de son apparition est claire. Les deux grandes villes canadiennes de l’époque se disputent la paternité de la première séance cinématographique (Montréal au Québec, la capitale économique, et Ottawa, la capitale politique en Ontario).
- Projection en plein air à Ottawa (Vitascope) le 26 juillet 1896 à Ottawa. 
- Projection du 27 juin 1896:   spectacle Lumière (Pupier et Minier) au Palace théâtre situé au 78 du boulevard St-Laurent (l’édifice existe toujours à l’angle de l'avenue Viger). Projection privée mais l'exploitation continue ensuite (On recherche l'appui de l'élite montréalaise). 
L'appareil utilisé en 1896 : le cinématographe N° 16 (@cinematheque.qc.ca)


@cinemamuetquebec.ca

«  Dire que samedi soir a eu lieu, au 78 de la rue St-Laurent, […] l’inauguration du cinématographe de M. Lumière de Lyon, c’est annoncer en termes bien peu enthousiastes, une grande chose, un événement des plus intéressants. On est arrivé à rendre la photographie animée. Cette merveilleuse découverte, fruit de savantes expériences, de patientes recherches, est une des plus étonnantes de notre siècle pourtant si fécond en surprises, en victoires sur les mystères de l’électricité.  Nous avons eu le télégraphe, puis le téléphone, puis le kinétoscope d’Edison, et, maintenant, nous sommes arrivés au cinématographe. Où s’arrêtera-t-on? ». (La Presse, 29 juin 1896) (@cinematheque.qc.ca). 


Le public visé est francophone. Les deux exploitants continuent ensuite leur tournée dans le reste du Canada (Toronto, retour à Montréal, puis villes du Québec ensuite, pour contrer la compétition). 

2) Le public anglophone du Québec découvre le cinéma en 1897
Février 1897 au 2266 rue Ste-Catherine, en utilisant les services d'un sieur Jackson.

B. Une mise en place rapide des «salles de vues animées » :

1) Un contexte favorable à l’implantation du cinéma : de très nombreux lieux de spectacles à  Montréal au début du siècle.
- Appartient au circuit de salles de Broadway + centre de production de spectacles en Français. 

- Les salles, de toutes natures et catégories, sont malgré tout concentrées dans le cœur de la ville avec deux lieux névralgiques : le quartier plus anglophone, rue Sainte-Catherine Ouest et le quartier du boulevard Saint-Laurent où un bâtiment sur 3 abrite un théâtre, un cabaret ou un cinéma entre 1890 et 1930. 

- Taille des salles (majorité moins de 500 places, les plus grandes jusqu'à 3000 places). 

La façade extérieure du Monument National (sur le boulevard Saint-Laurent)
L'intérieur (après rénovation) du Monument national  @monumentnational.com. 
Presque toutes les salles peuvent devenir des salles de cinéma. Les plus petites alternent les spectacles de différents types. 
L’été, les films sont aussi projetés dans des parcs d’amusement.  


Parc Sohmer début du siècle  (Montréal projection estivale) @cinémathèque québécoise



2) Le tournant de l’année 1906 : l’ouverture du Ouimetoscope !
a) La vague des scopes :
Le 1er janvier 1906 en effet, le Québécois francophone Léo-Ernest Ouimet ouvre une « salle de vues » dans une ancienne salle de café-concert.
Le premier Ouimetoscope (@wikipedia)
Le Ouimetoscope en 1908

Le nouveau Ouimétoscope  en 1907 @cinémathèque québécoise



La plupart des scopes sont de taille modestes avec des devantures clinquantes, mais des intérieurs moins reluisants. 


b) La lutte contre les scopes, lieux de dépravation populaire : 1907-1912. 

1907, sous l'impulsion de l'Eglise, la bourgeoisie montréalaise veut faire interdire les salles le dimanche. Volonté de moraliser les classes populaires (poids du catholicisme et du puritanisme moral qu'on retrouve à NYC au même moment). 
Ouimet et d'autres propriétaires de scope réagissent. Différentes parades sont mises en place. Ils vont finalement obtenir la réouverture en 1912 ! 

3) L’ère des palaces :
La vague des scopes est freinée à partir de 1912. A partir de cette date, on entre dans l’ère de gigantesques palaces. Entre 1912 et 1921, 6 salles (l’Imperial (1913), le Saint-Denis (1916), le Loew’s (1917), le Princess (1917), le Palace (1921) et le Capitol (1921)) de plus de 1200 places prennent place au cœur de la ville. Décoration somptueuse. 
Dans les quartiers populaires aussi apparaissent des salles qui imitent les palaces du centre. Décentralisation et culture de masse. 

Le Rialto (avenue du Pins, Montréal. Palace de quartier ouvert en 1924
L'intérrieur du Rialto

C) Les spectateurs de cinéma :
1) La métropole montréalaise et les grandes villes :
 a) Les premiers spectateurs : 1896-1897
La société est alors clairement séparée en ce qui concerne ses pratiques culturelles.
Une séparation des genres tout d'abord et séparation des groupes sociaux. 
Jusqu'en 1905, les vues sont regardées dans des lieux différents selon le type de public (arcades de la Main, théâtres, parcs et théâtres de vaudeville : 3 lieux pour 3 types de public). 


b) Le temps des scopes : 1906-1912
Au début du siècle, les propriétaires de scopes comprennent qu’il faut offrir des spectacles abordables pour la classe ouvrière mais suffisamment moraux pour ne pas effrayer les bourgeois. Employé du Ouimetoscope renvoyé. 
Ce nouveau mélange des publics posent des problèmes parfois : les chapeaux, les pratiques culturelles pendant le spectacle. 

c) le temps des palaces et des salles de quartier (1912-1930) : 
- Ils permettent d'accueillir un public diversifié en le hiérarchisant (bourgeoisie au parterre, loges, plus populaire aux balcons). 
Comme en Europe, bénéficient des exclusivités. Copies rayées dans les salles de quartier. Pas le même spectacle. 
Des comportements plus conviviaux dans les salles de quartier. La loi de 1911 n'est pas respectée (le drame du Laurier Palace en 1927). 
Le Laurier palace après l'incendie (1927)
2) Le cinéma dans la campagne et les petites villes de la province : un cinéma au départ ambulant, qui donne un rôle important au bonimenteur. 
Ce cinéma ambulant, on le retrouve également dans les parcs, les foires ou les expositions des grandes villes au début (= cinéma forain en Europe). 


Dans les villages et dans les petites villes = écoles, salles paroissiales, plein air. Chaque projection est unique et agrémenté d'un boniment. 
Affiche d'un cinéma ambulant @cinemamuet.qc.ca
Avec l'installation de vraies salles dans les villes, ils vont privilégier les campagnes. Ce sont des Français, et des québécois francophones surtout. 
au départ, ils "font" le film, ou du moins la programmation. Ensuite, avec la location, la projection est plus standardisée, sauf à l'oral. 

 II. Le cinéma des premiers temps au Québec : résister à la standardisation anglophone et mettre en place de nouvelles formes culturelles qui ne sont pas imposées par les élites
A. Les bonimenteurs, une forme « anticoloniale » de résistance à la standardisation cinématographique dans la société québécoise francophone :
1) Le bonimenteur crée un lien social et culturel entre le public québécois et les films importés (pour la plupart). 


Travaux de Germain Lacasse (Le Bonimenteur de vues animées. Le Cinéma « muet » entre tradition et modernité ).
- Insertion de ce nouveau médias dans d'anciennes formes culturelles, en reprenant d'anciens vecteurs (contes, tradition théâtrale française)... 
- Résistance à la colonisation anglophone en s'appropriant le spectacle (au départ lire les sous-titres) qui se perpétue jusqu'à la fin des années vingt et même au début des années trente. 
- Registre de langage adapté, importance de l'improvisation (qu'on retrouve dans la culture québécoise aujourd'hui).
- Un véritable spectacle en soi (se perpétue après l'arrivée du parlant). 
2) Le bonimenteur modernise aussi la société québécoise en introduisant une lecture qui rompt avec celle de l’élite conservatrice qui monopolise le champ culturel : 
- Le premier ? Henri d'Hauterives
Henri d'Hauterives  @cinemamuet.qc.ca 


- Le plus connu au Québec est sans doute Alex Silvio, « le Roi des bonimenteurs ». 
- Rupture avec le "bon parler" et introduction du français populaire (pas avant les année 60 au théâtre). 
- Préoccupations quotidiennes absentes de la pellicule et du discours des élites. 
- Propos parfois subversifs (critique de la censure, évocation de l'adultère, de la morale chrétienne, de la corruption des élites etc. ). 



B) Imposer la diffusion de films en français et le doublage (des intertitres puis du son) pour un public majoritairement francophone :

Avec la guerre, à partir de 1915, les salles de cinéma commerciales, jusque là surtout administrées par des québécois francophones tombent peu à peu sous le contrôle de compagnies américaines (Famous Players).

Cependant, il est à noter qu’Hollywood est obligé comme les autres de se plier à la censure de l’Eglise catholique

La plupart des films diffusés sont donc des films américains.

A partir de 1928, le cinéma parlant est introduit dans la province. La question de la langue française prend alors à cette époque une autre dimension. Dans les années vingt des groupes nationalistes et cléricaux demandaient des intertitres en français. En 1930, le premier film parlant en français est diffusé au Québec. 

En 1934, une compagnie (France-Films) distribue des films français dans la province avec l'appui de l'Eglise (censure morale). En 1940, 10% des salles de la Province passent des films français. 



C) Produire des films québécois :

Les premières images tournées au Québec sont celles des opérateurs Lumière suivis par des publicités ou des documentaires de la Canadian Pacific Railway (en fait tournés par Edison Company) qui vantent les beautés du Canada (de Québec à Vancouver). 

A partir de 1912, des compagnies canadiennes de production de films, le plus souvent éphémères, naissent dans tous le pays. La montée du nationalisme canadien lié à la guerre (Vimy) favorise cet élan. 

- Léo-Ernest Ouimet producteur de films documentaires puis de fiction au Québec, puis aux Etats-Unis (après 1922) et son échec. 

- Un autre pionnier Joseph-Arthur Homier. 

Affiche pour le film Madeleine de Verchères, fresque historique d'Homier (1922)

A l’échelle du Canada, au cours des années 30, en dehors de la production gouvernementale et de quelques particuliers, l’industrie canadienne est avant tout une succursale d’Hollywood. En effet, seuls quelques longs métrages sont produits pour respecter une loi britannique qui impose de projeter dans les salles un certain nombre de films britanniques ou du Commonwealth.    
 
Aussi, seuls quelques particuliers et une petite compagnie, l'Associated Screen News (fondée en 1920 et active jusqu'en 1958), ont une véritable activité créatrice. Cette situation particulière se modifie à la fin des années 30, quand naissent de nouvelles sociétés de production, et qu'apparaissent les cinémas Odeon qui concurrencent le réseau américain Famous Players. Par ailleurs, en 1938, un rapport sur le cinéma (John Grierson) aboutit à la création de l'Office national du film (ONF) à Ottawa en 1939. 
Aussi au Québec, en 1939, le cinéma québécois n’est représenté que par quelques amateurs éclairés, des prêtres pour la plupart. L’Eglise a en effet progressivement compris l’intérêt qu’elle pouvait tirer des films comme vecteurs des valeurs catholiques. 

- Des pionniers du cinéma direct ? Albert Tessier et Maurice Proulx, deux prêtres cinéastes.
 
Abbé Maurice Proulx


Sur les îles de la Madeleine, Abbé Maurice Proulx, 1956.

Conclusion : ce n’est qu’avec la Seconde Guerre mondiale la guerre (celle-ci a interrompu la diffusion de films français) qu’une véritable production francophone apparaît. Mais il faut encore attendre la fin des années cinquante et « La Révolution tranquille », où le Québec se dégage de l’emprise de l’Eglise, pour que les films fassent réellement parler des Québécois sans artifice, avec leur accent et leur langue (cinéma direct des Brault, Groulx, Lamothe, Perrault etc.). On peut alors véritablement parler de cinéma québécois.