Ce blog était au départ destiné aux étudiants du séminaire "Cinéma et cultures" de Master 1 (Médiation culturelle) de l'Université Paris III.
Il s'agit de résumés des cours séminaires donnés entre 2012 et 2014 à l'Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
Depuis octobre 2014, j'ai ajouté quelques notes sur des films projetés à l'Institut français du Royaume-Uni à Londres.
Bon parcours !
Rachel Mazuy

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Vesyolye rebyata (Les Joyeux Garçons) de Grigori Alexandrov (1934)




Les Joyeux garçons (Vesyolye rebyata), 1934. 



Un extrait de quelques mn avec des sous-titres anglais (la scène de la répétition) @Seventeen Moments in soviet history
Bibliographie et sources principales
      -Valérie Pozner, « Le « réalisme socialiste » et ses usages pour l’histoire du cinéma soviétique » in Théorèmes, 8 (sous la direction de Kristian Feigelson), Caméra et politique : cinéma et stalinisme, Presses  de la Sorbonne Nouvelle, 2005.
     - Natacha Laurent, Le Cinéma Stalinien, Questions d'Histoire, Ed. Université Le Mirail, 2003 (en particulier l'article de François Albéra "Que peut-on appeler cinéma stalinien", celui de Josette Bouvard "Le ou les langages du "réalisme socialiste" : les problèmes de l'esthétique dans les années 1930" et l'article de Richard Taylor "La comédie musicale stalinienne : quelques propositions" .
     - Colloque "Cinéma et modernité culturelle" : communication Alexandra Schwetzoff , INHA, 1er-3 décembre 2011 (communication de 17' enregistrée sur le site de l’IHTP).
-     -Je me suis également beaucoup appuyé sur le travail d'analyse du film par Yulia Evsyukova, dont j'ai repris certains des paragraphes (Cours M7 HID de Master 1 de médiation culturelle de l'Université Paris 3, 2012-2013).

Le film est disponible en ligne sur le site de Mosfilm (en russe) : https://www.youtube.com/watch?v=chDRXQ77IgA

I
ntroduction : 


Il nous faut d'abord revenir sur des problèmes de définition. Qu'est-ce que le "réalisme socialisme"?
Forgé en 1932 au cours de réunions
  pour préparer le Congrès des écrivains de l’été 1934, le terme était censé désigner une « méthode de création » qui devait devenir commune à tous les créateurs soviétiques.

On exigerait des artistes « 
une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D’autre part la véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel doivent se combiner avec la tâche de la transformation et de l’éducation idéologique des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». (Cité par Valérie Pozner dans « Le « réalisme socialiste » et ses usages pour l’histoire du cinéma soviétique » in Théorèmes, 8 (sous la direction de Kristian Feigelson), Caméra et politique : cinéma et stalinisme », Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 11-12).
C’est en fait la définition d’une conception soviétique normative de l’art.
 L’historien peut cependant aussi adopter une vision moins théorique en analysant les réalisations du réalisme socialisme. « Dans ce cas on pourra dire qu’est réaliste socialiste toute œuvre acceptée par le régime et diffusée dans un espace qui revendique cette méthode de création ». (op. cit., p. 12)

On a donc déjà deux définitions possibles : dans un cas c’est un ensemble de règles, de normes et cela suppose d’assumer une fonction de contrôle politique. Mais le problème est que la « doctrine » est relativement floue (enjeux de conflits présidant à son élaboration) et on est plus en présence d’un discours langue de bois que face à une véritable théorie de l’art.

Dans l’autre définition, on part d’un ensemble d’œuvres et donc d’un ensemble de « traits stylistiques, génériques et narratifs ». 
En ce qui concerne le cinéma on peut mettre en valeur la condamnation de toute forme de montage non motivé par le récit (condamnations des avant-gardes depuis la fin des années vingt en fait - formalisme), retour au tournage en studio avec un décor théâtral (maquettes) et retour à une dramaturgie « classique » centrée sur un héros. Un héros dont « l’évolution intérieure mène à une prise de conscience politique sous l’égide du Parti ». Certains genres sont privilégiés : la biographie historique du héros national (Tchapaev des frères Vassiliev, 1934), la comédie musicale ou les adaptations théâtrales. On peut citer : Contre-Plan (Youktévitch et Friedrich Ermler, 1932), d’autres Grigori Alexandrov (Volga-Volga, 1938 ; La Voie lumineuse, 1940), La Trilogie des Maxime (Grigori Kozintsev, Leonid Traunberg, 1934, 1937, 1938), Les Tractoristes (Ivan Pyriev, 1939), Souvorov (Vselovod Poudovkine, 1940 ou La Moisson datant de 1952), La Porchère et le berger (Ivan Pyriev, 1941), de Mikhaïl Tchiaoureli : Le Serment, 1946 et La Chute de Berlin, 1949. 

Mais on s’aperçoit que peu d’œuvres sont finalement concernées et qu’on a eu tendance à reporter sur les films des années trente, les observations faites sur des films des années quarante et cinquante (1946-1953), dont la production est plus « caricaturale ». Par ailleurs, on distingue alors de manière trop simpliste le cinéma couronné de prix de la production censurée (
Le Pré de Béjine modèle du genre).
  1. Mais l’approche plus pragmatique risque de ne pas arriver à mettre en valeur cette notion (diversité des œuvres en fait). Est-elle vraiment nécessaire pour appréhender la réalité de la production soviétique des années trente ? On s’aperçoit que si une partie des films « féérise la réalité » (La voie lumineuse) d’autres sont beaucoup plus factuels (films de Choub ou Erofeev) ; si certains films sont très prudes, d’autres sont le sont beaucoup moins (Chtors de Dovjenko, 1939). De surcroît, on a de nombreux exemples de films d’abord couronnés de prix, qui sont ensuite censurés et retirés des circuits de diffusion quelques temps après. Enfin, certains chercheurs montrent qu’il y a plus de continuités entre les années vingt et les années trente que ne pourrait le laisser supposer l’opposition entre films réalistes socialistes et films de l’avant-garde. Contrairement aux milieux littéraires, les milieux cinématographiques débattent très peu de la notion de réalisme socialisme. Il n’y a pas d’Union des cinéastes (créée en 1965) comme il y a une Union des écrivains (Congrès de l’été 1934). L’ancienne organisation professionnelle (ARKK) n’a pas été dissoute comme son "homologue" littéraire (RAPP). Cette notion serait-elle donc finalement peu opératoire au cinéma ? 
    On peut aussi se demander ce qu’elle recouvre par rapport à d’autres termes : ceux de « cinéma stalinien » ou de « cinéma soviétique ». 
    Tout d’abord elle déborde la période stalinienne puisque la doctrine perdure jusqu’à la fin du régime soviétique. De plus, le terme est évoqué pour la première fois en 1932, et non en 1928 (ascension de Staline). Pour compliquer les choses : le cinéma stalinien a plusieurs sens : 1. Période de 1928 à 1953, 2. Cinéma qui met Staline en scène 3. A l’intérieur des films réalistes socialistes, le cinéma stalinien concernerait alors seulement la période de 1946 à 1953 où Staline prenait personnellement l’essentiel des grandes décisions artistiques? Le cinéma soviétique est une notion beaucoup plus large. Il comprend des œuvres antérieures à 1932 et des productions refusées par le régime. 
    Au final, on l'a compris, la question sous-jacente est celle de la vision des rapports entre l’esthétique et le politique. Pour certains l’art est totalement instrumentalisé par l’Etat-Parti et les artistes sont nécessairement des objets ou des outils de la manipulation. Selon cette approche, l’esthétique réaliste socialiste viserait à rendre plus accessible le contenu idéologique véhiculé par l’œuvre. Même si le contenu de la doctrine est flou et fluctuant. 
    A l’inverse, ce modèle « totalitarien » peut être considéré comme inexact ou réducteur et une autre approche tentera davantage de repérer les contradictions ou les parallèles et les analogies avec d’autres pays. Ces deux approches antagonistes (datant des 70-80’s) semblent aujourd’hui dépassées.
    La documentation dont on dispose depuis l’ouverture des archives soviétiques met en valeur la complexité des rapports auteurs/pouvoir et la pluralité des comportements en fonction des lieux et du moment, à l’intérieur d’un même itinéraire créatif. Il faudrait donc se dégager de la singularité des œuvres et même des parcours, pour aborder des études socio-professionnelles.

  2. I. Les Joyeux garçons, une comédie modelée sur Hollywood ?
    1. Grigori Alexandrov et les Etats-Unis :Grigori Alexandrov (1903-1986) : Alexandrov exerça d'abord divers métiers secondaires au théâtre, avant de suivre quelques cours et de débuter comme acteur au théâtre du Proletkult de Moscou. Il y rencontre S. M. Eisenstein dont il devient le collaborateur (1923-1933). Acteur dans Le Journal de Gloumov (1923), corédacteur du scénario, assistant du metteur en scène et acteur (le contremaître) pour La Grève (1924), premier assistant et acteur (le lieutenant Guiliarovsky) pour Le Cuirassé Potemkine (1925), coscénariste et coréalisateur d'Octobre (1927) et de La Ligne générale (1926-1929), il écrit aussi divers scénarios. En 1929, à l'apparition du parlant, il signe avec Eisenstein et Poudovkine un célèbre manifeste où, forts de leurs multiples expériences sur le montage des images, ils appliquent leurs idées à la construction audio-visuelle, annonçant « la création d'un nouveau contrepoint orchestral d'images-vision et d'images-sons ». En 1930, il part avec Eisenstein et Tissé, son chef opérateur, pour l'Amérique. Passant par Paris, il y tourne un film sonore expérimental, qui est sa première œuvre, Romance sentimentale. Puis il collabore au travail de ¡Qué viva México ! (1931) de Sergueï Eisenstein, dont le tournage est interrompu. Il passe pour cela une année (trois mois de plus que Eisenstein) au Mexique et aux Etats-Unis. 

  3. 2. L’influence d’Hollywood sur le cinéma soviétique des années trente (Choumiatski, fordisme) : 
    Boris Choumiatski est un dirigeant du PCUS (Parti communiste de l'Union soviétique) appelé en décembre 1930 par Staline à diriger la principale administration chargée d'organiser la production et la diffusion des films soviétiques, le Sojuskino (elle devient le Goskino en 1933). En 1935, Chumiatski se rend avec Friedrich Emler, le directeur des studios Lenfilm (les studios de la ville de Léningrad) et Vladimir Nilsen le futur caméraman des Joyeux Garçons en Europe (ils visitent les studios UFA à Berlin, puis Paris). Ils passent ensuite l'été aux Etats-Unis. La délégation (8 personnes) visite l’usine Eastman (Kodak) à Rochester, puis gagne la côte Ouest où ils rencontrent Frank Capra, Cecil B De mille, Pabst, Erich Von Stroheim... Ils assistent aussi à de nombreuses projections privées. Choumiatski revient très enthousiaste avec l’idée de créer en URSS (vers Odessa pour les conditions climatiques méditerranéennes lui rappellent celle d’Hollywood) un Hollywood soviétique. Il veut en fait créer une véritable ville dédiée au cinéma (Kinogorod : la ville du cinéma). Il s’agit de rivaliser, puis de surpasser l’industrie américaine. Choumiatski demande d’ailleurs par exemple à Mikhaïl Romm de faire un remake du film de Ford, The Last Patrol (Les Treize qui évoque la colonisation de l’Asie soviétique). C’est alors l'époque des grands plans quinquennaux. Ceux-ci doivent s’appliquer à toutes les activités économiques, y compris au cinéma. Mais le projet est jugé trop coûteux (reconversion en marche vers une économie de guerre). On préfère dynamiser les studios existants en s’inspirant des modèles tayloristes (standardisation et division des tâches) en vigueur aux Etats-Unis. Cette division des tâches n’aboutira d’ailleurs pas à une meilleure productivité. Alors que finalement peu de cinéastes sont exécutés lors des purges, Choumiatski est arrêté en 1938 pour « sabotage » et exécuté (époque de la Grande Terreur). Dans les années quarante chaque studio est divisé en petites unités de production dirigées par un « producteur ».

    3.  Les éléments « hollywoodiens » (ou "étranger") dans les Joyeux garçons :
    - Les autres influences étrangères : le début des Joyeux garçons avec une longue séquence panoramique rappelle celle d’ouverture d’une comédie musicale allemande Le congrès s’amuse de Charell et aussi celle de Love me tonight de Mamoulian. La scène avec le taureau dans le boudoir copie celle de L’âge d’or de Bunuel.
    - Les influences américaines :
    + Happy End de la fin : le berger et la femme de ménage deviennent des stars.
    + L’influence Disney : le générique (où on on voit d’ailleurs des personnages animés représentant Charlie Chaplin, Harold Lloyd et Buster Keaton qui « n’ont pas joué dans le film ») et les animaux (influence du surréalisme aussi ? que l’on retrouve dans la scène où Kostia joue de la musique avec les oiseaux installés sur des fils électriques).+ L’influence du burlesque : la scène des animaux fait penser aux Marx Brothers (tout comme les gags oraux, les quiproquos), tandis que la scène de répétition évoque le splastick..+ Influence de la comédie musicale américaine (Bushy Berkeley). Il est clair que durant son séjour américain, Alexandrov a pu découvrir davantage le cinéma hollywoodien (diffusé en URSS dans les années vingt). Il a été influencé en particulier par les chorégraphies développées par Busby Berkeley pour les comédies musicales de Mervyn LeRoy ou de Leo Mc Carey par exemple. Il va transférer une partie de ses influences dans ses films, produisant ainsi une version soviétique des comédies musicales américaines. Ces versions ont pour particularité le fait qu'elles combinent "l'entertainment" et l'idéologie. Alexandrov dit dans son livre Epoque et cinéma : «Depuis la période de l’adolescence, j’ai rêvé de créer une comédie. L’amitié avec Charlie Chaplin et la popularité de ce genre en Europe et aux Etats-Unis ont achevé, si on peut le dire de cette manière, mon éducation dans ce domaine. Mais j’avais déjà une certaine expérience même avant ce voyage.»On retrouve donc dans le film les motifs récurrents de la comédie musicale américain avec le jazz band, les chansons, et le duo (romance) de la fin.La scène du music hall (l’entrée ressemble à un théâtre de Broadway et les musiciens jouent sur des pianos blancs en costume blanc ou des violoncelles incrustés de brillants) est particulièrement représentative. Le motif de l’escalier reprend celui de l’ascension sociale des deux personnages que l’on retrouve dans la CM américaine.
    Il peut apparaître étonnant que la comédie musicale fleurisse durant la période stalinienne… Pourtant, Alexandrov n'est pas le seul à transférer des éléments culturels, a priori spécifiquement américains au départ. 
    Le rôle du jazz :  l’Union soviétique a utilisé le Jazz (qui devient la musique de l’esclavage des noirs américains exploités par l’impérialisme) et il y a un jazz soviétique (Chostakovitch). Cependant la seconde partie des années trente va voir le jazz mis de côté. Pourtant on le retrouve dans les Joyeux Garçons dans la scène du corbillard en particulier ou celle dans le squat à la fin (quand les musiciens imitent les instruments avec leur bouche) :

    II. Un film conforme aux fondements idéologiques de l’époque ? :

    1. 
    L’idée du film, le montage, le tournage et les acteurs :

    Si on en croit le metteur en scène, l’idée du film est venue d’Alexandrov. Il en a parlé à Gorki et même à Staline, alors invité dans la datcha de Gorki (mémoires Alexandrov). Staline lui aurait dit : "vous les réalisateurs vous n’avez pas compris que le public veut voir des films gais".

    Le film est tourné à Moscou (studio) et à Gagra sur les bords de la mer Noire. Le tournage est mouvementé et reflète cette époque troublée. 
    En effet, les deux scénaristes ont été arrêtés (purges) sur le lieu même du tournage, ce qui a obligé Alexandrov de trouver un nouveau scénariste pour réécrire les paroles des certaines chansons. Utesov a alors proposé la candidature de Lebedev-Koumatch qui était connu pour sa poésie satirique.
    L’Histoire : intitulé au départ Le Berger d’Arbau, le film raconte l’histoire d’un berger surdoué qui devient un chef d’orchestre de jazz jouant triomphalement au Bolchoï à Moscou. Il y a donc un côté Cendrillon, où le rêve devient réalité comme on le retrouve avec la Voie lumineuse où Liouba Orlova. La scène du cabaret où est censé jouer le chef d’orchestre italien est ainsi totalement fantasmagorique (music hall pailletée où les violoncelles sont incrustés de pierreries). Les paysans sont tous heureux, bien nourris (cf. la scène de la chanson des Joyeux garçons du début), alors que le pays vient de traverser une crise terrible liée à la collectivisation des terres rejetée massivement par la paysannerie. Une crise qui a entrainé une terrible famine, en Ukraine notamment, en 1932-1933. Même si l'année 1934 est un peu meilleure, les arrestations continuent. En décembre, au moment où sort le film à Moscou est assassiné Kirov, le dirigeant du PCUS de Léningrad. Ce meurtre va initier le début de la phase des grands procès politiques (la période la plus dure 1937-1938 qui est celle de la "Grande terreur").


  4. 2. Un film de genre soviétique et un film « réaliste socialiste » :
    C'est un film de genre car c'est une Comédie musicale comme 17 films sur les 308 qui se passent à la campagne (et évoque la collectivisation des terres).

    Mais c'est aussi un film réaliste socialiste qui en respecte une bonne partie des règles :
    - Les héros sont des héros positifs issus du peuple :
    Kostia est berger, et il est toujours gai jamais abattu et il est toujours victorieux des épreuves (chassé de la maison, l’échec de la répétition - c’est lui qui les pousse au Bolchoï) ;
    Aniouta est femme de ménage et elle aussi répond à cet archétype : toujours joyeuse alors qu’elle est jetée dehors car elle a du talent (chant), contrairement à sa maîtresse.

    -Le film semble entrer parfaitement dans le moule stalinien de la seconde moitié des années trente ? :
    La célèbre phrase de 1935 prononcée par Staline : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus joyeuse », peut paraître idéale pour l'évoquer.En cela, il correspond parfaitement aux films réalistes socialistes qui montrent non pas la réalité mais la réalité à venir. Le cinéma doit convaincre le public qu’il atteindrait un jour un monde semblable à celui qui est montré à l’écran. La vie non telle qu’elle était mais telle qu’elle serait.
    En fait, contrairement aux dires d'Alexandrov, le film est parti d'une idée de Choumiatski. 
    A l’automne 1932 Choumiatski est allé au Conservatoire de Léningrad voir une performance intitulée Le magasin de musique. C’était un spectacle de jazz, très populaire à l’époque, créé par Utesov et son groupe de jazz  sur une musique de Dounaevski (sans doute le compositeur le plus célèbre du "réalisme socialiste") avec un scénario écrit par deux auteurs talentueux : Erdman et Mass. C’était un large succès auprès du public. Le compositeur a su reprendre à la fois des éléments de musique russe et des éléments très populaires à l'époque comme le jazz, ou les dialogues satiriques sur le régime politique. On peut aussi penser que le jeu des deux acteurs principaux (Utesov et Arnold qui va incarner par la suite le rôle du chef d’orchestre paraguayen  dans le film) ont rendu cette performance extrêmement populaire.
    Après avoir vu le spectacle, Choumiatski propose à Alexandrov de s'en inspirer pour faire un film. Il lui suggère de garder Utesov, qui est alors un acteur très connu pour jouer le personnage principal. Le film 
    est donc une commande étatique, qui s'adresse alors à un jeune metteur en scène prometteur. Alexandrov ne peut refuser. Le scénario est confié à Edmar et Mass, qui en deux mois (1933) à peine leur rendent , ce qui à permis  une première version intitulée  Le berger. Sur les conseils de Choumiatski, Alexandrov propose à V. Nielsen, opérateur expérimenté qui avait fait des études en Allemagne et travaillé aux Etats-Unis, de collaborer avec lui. Il sait que ce dernier maîtrise les nouvelles techniques de son, qui sont récentes en URSS (le premier film parlant date de 1931).  
    Rien n'est laissé au hasard. Le réalisateur organise avant le tournage 
    une lecture du scénario à la Maison des savants. Si les adultes rient de bon coeur, on critique malgré tout le manque de contenu idéologique du film et le côté trop américain. Alexandrov promet donc de mieux adapter le scénario à la réalité soviétique. 
    - C'est un film inscrit dans la planification quinquennale : C’est on l'a dit, l'un des premiers films sonores. En cela il doit montrer au monde entier (et donc aux Etats-Unis) que l’URSS est capable de faire de véritables comédies, dont la technique égale celles des comédies musicales américaines. Cette modernité technique est bien un moyen de prouver les progrès réalisés en URSS avec les premiers plans quinquennaux (d'où l'importance de Nielsen).

    III. Un film qui concilie fondements idéologiques et divertissement populaire ? : un film plus complexe qu'il n'y parait : 
    1. Un film qui n'est jamais purement idéologique :
    Le film n'est pas un film purement idéologique : en fait, ce n’est pas le socialisme qui rend heureux mais la chanson et l’amour.
    cf. https://www.youtube.com/watch?v=0TdMSFKjm90 (la chanson d'amour).

    On peut même aller jusqu'à faire le parallèle entre la société rêvée qui existe dans le film, et celle qui est vendue par Hollywood. 

    Le héros est bien victorieux de toutes les épreuves auxquelles il est confronté. Mais ces obstacles n'ont pas été mis devant lui par « les ennemis du peuple », mais par une suite de coïncidences heureuses. C’est le hasard et sa force de caractère personnelle qui l’amène au sommet. Il n’y a pas de pathos révolutionnaire comme dans Tchapaev réalisé la même année. C’est une suite de coïncidences qui fait de lui un chef d’orchestre, même s'il prend malgré tout conscience en chemin de la force du socialisme. 

    Il y a bien sûr une critique des « Riches », sur l'importance du paraître et sur leur arrogance (le statut du chef d’orchestre célèbre semble plus important au départ que le don musical, la mère et la fille persuadées que la richesse va leur donner le talent et la célébrité). Bien sûr le peuple est valorisé (des bergers, en passant par les serviteurs, les musiciens du groupe collectif « amitié », ou le conducteur du corbillard). Mais cette opposition (riches/pauvres) ne repose pas vraiment sur un message politique.

    On peut aller jusqu'à voir une critique de la Nomenklatura soviétique dans les personnages en villégiature ou dans le nom des animaux (où se mêlent cependant des Suisses, des belles hollandaises et d’autres nationalités - tournant patriotique à partir de 1935 ?).

    Mais il y a très peu de références explicites au contexte soviétique de l'époque.
    On peut citer : le « excusez-moi camarade » de Kostia quand il se cogne dans la mer dans le chef d’orchestre italien ; le « la vie est devenue plus gaie » de la servante chanteuse (en fait, c’est a posteriori que Staline va prononcer cette phrase), la référence à la Kommunalka (la scène de la répétition avec d’ailleurs une critique implicite de la femme membre du Parti qui refuse de les laisser jouer dans l’appartement) ; l’orchestre est
     aussi collectif.
    Et le tableau est tellement enjolivé qu’on ne peut pas croire à cette réalité (on est vraiment dans un film hollywoodien).


    2. Un succès qui le fait entrer dans le « panthéon » des films réalistes socialistes : Faire de l’audience et légitimer le régime :
    Le film est d’abord critiqué comme trop léger, “sans colonne vertébrale sociale” par la critique. C’est en fait Staline lui même qui lève la censure sur le film. Il devient alors très vite un immense succès. C'est son succès entériné par Staline qui va en faire un film véritable « réaliste socialiste ».Au départ, le film a été accusé d'être obscène, de mauvais goût, excentrique (ce qui dans le contexte soviétique des années 30 n'est pas acceptable). Alexandrov a donc laissé le public de décider du sort du film. Heureusement les premiers  spectateurs l'ont adoré. Mais les critiques officiels continuaient. Choumiatski, qui avait porté le projet, a alors pensé à demander l'approbation de Gorki. « Les Américains n’oseront jamais de faire un film pareil…certains épisodes qu’on voit dans les Joyeux garçons ont été faits avec beaucoup de courage, on y trouve le reflet de l’âme russe »  aurait dit l'écrivain du film. Il aurait également proposé de changer le titre en reprenant les propos d'un des premiers spectateurs évoquant ces "Joyeux garçons" pour parler du film. Au départ en effet, le film devait s'appeler : "Jazz comédie".  Le titre choisi paraissait plus soviétique et plus populaire. Gorki a ensuite réussi à le montrer à Staline qui aurait déclaré après la projection : «C’est comme si je venais de passer un mois de vacances!».
    Dès lors, le film ne craint plus rien. Les critique sont toutes excellentes:
    Komsomolskaja Pravda du 19 novembre 1934 : "Le travail du réalisateur, de l’opérateur ainsi que du compositeur (le camarade Dunaevski) et bien sûr le travail de l’actrice Orlova méritent d’être placés parmi les meilleurs exemples du cinéma soviétique de l’année dernière. L’ensemble d’innovations techniques (l’enregistrement du son, le montage panoramique et le montage « en transparence ») met cette œuvre au niveau du progrès technique des pays d’Occident, vis-à-vis desquels il y a peu de temps on était encore en retard.» (traduction de Yulia Evsyukova)Izvestija du 17 novembre 1934 : "Les Joyeux garçons est une véritable comédie, ce qu’on ne peut malheureusement pas dire à propos de toutes nos comédies. C’est un film passionnant à regarder, il donne une sensation du bonheur et de joie. » (traduction de Yulia Evsyukova)

    C'est Staline qui décide d’organiser la sortie du film en décembre 1934. Elle est précédée par une importante campagne publicitaire. Les gens attendent ainsi la sortie avec impatience. Le film va aussi être diffusé avec un nombre de copies impressionnant, même pour l'époque : 5737.
     

  5. Le film devient donc très vite un film qu'on va voir et revoir. Les chansons du film sont diffusées à la radio et les articles de presse le présentent désormais comme l'un des plus grands succès du cinéma soviétique. En particulier, l
    a chanson phare du film (la marche des Joyeux garçons) est diffusée sous forme de disques. Et dès 1935,  elle est utilisée pour des célébrations politiques (parade du 1er mai). Pour l'écouter: http://soviethistory.msu.edu/1934-2/popular-film-industry/popular-film-industry-music/

    Ce succès va grandir d’année en année car, dans les années trente et quarante, les films importés diminuent, tout comme la production soviétique. On voit et on revoit les mêmes films sur plusieurs générations.

    Le film est aussi un succès à l’étranger : envoyé en août au Festival de Venise avant sa sortie soviétique, il obtient le prix de la meilleure réalisation. Il est aussi distribué aux Etats-Unis
     dès 1935, tout comme en Finlande, au Danemark et en France par exemple.

    Le succès populaire et l’écho à l’étranger, montrent qu’on sait rire en URSS. Ils témoignent ainsi aux autorités qu'on peut faire des comédies. Choumiatski proclame dès lors que le cinéma soviétique doit affronter l’avenir radieux “en riant et en chantant”.

    Alexandrov a alors "carte blanche"… Il va ainsi enchaîner avant la guerre trois films de la même veine qui deviennent autant de succès populaires : 
    Le Cirque (1936), Volga-Volga (1938) et La Voie lumineuse (1940)

    En 1958, le réalisateur
     décide de redonner un "coup de jeune" à son film. Déclarant que la bande-son est usée, il enregistre à nouveau sa comédie en faisant chanter de nouveaux artistes et il fait changer le générique (dessin animé). Mais les spectateurs protestent et demandent de rétablir la version originale. En 1969, le film est diffusé pour la première fois à la télévision. En 1978, Alexandrov décide à nouveau de sortir une nouvelle version du film en changeant partiellement les voix des acteurs. Désormais, jusqu'en 2010, c'est cette version qui est diffusée à la télévision. Témoignant de sa longévité dans la panthéon du cinéma russe, en 2010, sort une version
     colorisée et restaurée du film de 1934. La colorisation et la restauration ont été faites à Los Angeles. On s'est aidé du film "La Marche des vaches" (de 1991), qui évoquait la création et le tournage des Joyeux garçons. Il s'agissait en effet de retrouver les couleurs des paysages et des lieux de tournage du film, car certains n'existaient plus en 2010. 

    3) La musique source de légitimation et d’appropriation populaire : le chemin de l’utopie passe par la musique. Le film génère une nouvelle culture populaire.

  6.      Fait nouveau à l’époque, certaines séquences sont tournées en utilisant la bande son enregistrée au préalable. Le public va s'approprier ces thèmes appartenant au folklore populaire (les mélodies et les chansons), mais avec des paroles qui louent le nouveau pouvoir (processus de légitimation). Par le biais de la musique, il arrive ainsi à s'identifier au pouvoir (sentiment d’appartenir à une même communauté de destin). Ainsi, si la chanson qui évoque une vie devenue plus gaie n’apparaît pas spécialement socialiste au départ, après le discours de Staline du 17 novembre 1935 repris en slogan (conférence des Stakhanovistes de l'Union soviétique), elle va prendre un sens beaucoup plus politique. Pleine de joie, d’optimisme, et occasionnellement de solennité et d’effets grandioses, la musique est dominée par les tonalités majeures. Aussi, malgré la présence de motifs russes, ukrainiens et juifs que le "peuple" peut reconnaître, elle arrive à une synthèse assez éloignée des traditions ethniques tout en les utilisant. Elle est aussi facile à mémoriser et à chanter. Elle doit mobiliser. Elle témoigne aussi d’une certaine influence de l’opérette ainsi que d’une connaissance des musiciens romantiques et post-romantiques.
    Pourtant l’air le plus célèbre des Joyeux garçons a sans doute été emprunté à un air mexicain enregistré au moment de Que Viva Mexico.

    Le film se veut aussi profondément inspiré par la culture populaire. Tout d'abord, l'histoire est celle d'un conte, même si la bergère est un berger, et que "le prince" est une bourgeoise. Bien sûr ce conte est transposé dans une réalité qui est celle malgré tout celle de "l'URSS en construction". 
    Mais, on peut dire que la culture populaire inspire le film car nombre de situations comiques reposent sur un humour gestuel et des gags de nature visuelle — au détriment de gags verbaux. Ces gags sont proches de la culture populaire ou de la pantomime. 
    Par ailleurs, l'importance de la musique et de la pantomine
      facilitent aussi une compréhension universelle et cela transcende la cacophonie soviétique des langues (on n'a pas besoin de traduction dans une bonne partie des scènes, en dehors des chansons qui sont vite apprises par coeur). Pour Alexandrov, le rôle du cinéaste est bien de montrer l’étendue et la diversité du pays afin que les citoyens soviétiques puissent connaître leur patrie (l’URSS et non la Russie). C’est encore plus évident avec Le Cirque (thématique de l’intégration qui joue sur l’opposition à la ségrégation aux Etats-Unis).
    Enfin, tout n’est pas Hollywoodien dans le film : Alexandrov s’est aussi inspiré de la culture traditionnelle des foires, des théâtres satiriques de miniatures de Kholmskaya et de Baliev, des expériences théâtrales de Meyerhold, de Tairov, d'Utesov, ainsi que d'une partie des innovations cinématographiques d’Eisenstein.

         IV) la naissance d’une véritable star soviétique : Liouba Petrovna Orlova : Si c’est le seul rôle au cinéma du chanteur et véritable chef d’orchestre Leonid Outiossov (il est célèbre en URSS dans les années vingt pour ses romances et ses chansons de jazz), c’est le film qui lance la carrière de la star du cinéma soviétique des années trente : Lioubov Orlova.
    C'est en effet son premier grand rôle. Elle a été formée d'abord comme chanteuse au Conservatoire. Avant le film, elle avait a juste joué dans les Nuits de Saint-Pétersbourg. Le film marque donc bien le début de sa starification, en lien à celle d'Alexandrov. Elle deviendra d'ailleurs madame Alexandrov par la suite. 

    Si Alexandrov n'a jamais réussi à faire de son héros masculin l'équivalent d'un Fred Astaire soviétique, il a réussi à faire d'Orlova une véritable star. Elle a ensuite joué dans toutes ses comédies musicales et sa popularité a très vite atteint des records. C'est sans doute l'actrice la plus populaire et la plus glamour du cinéma soviétique. On pourrait la comparer à une actrice américaine à mi-chemin entre Mary Pickford (qui était très populaire dans l'URSS des années vingt qu'elle avait d'ailleurs visité) et Ginger Rodgers. 

    Même
     si elle incarne dans le film une servante, elle ne vient pas d'un milieu populaire. Elle descendait d'une famille de l'aristocratie russe liée à celle de Tolstoï (elle possédait des photos où on la voyait à Iasnaïa Poliana). A dix ans, elle avait eu la chance de chanter devant Chalyapine. Même si elle a joué dans d'autres films, elle est surtout connue pour les comédies musicales d'Alexandrov, où elle chante et danse. Elle est toujours une sorte de Cendrillon qui "vilain petit canard" au début du film, arrive à trouver un avenir radieux à force de talent, de travail...
    De fait, la vie d'Orlova (elle meurt en 1975) à partir des années trente, est très loin de celles des débuts de ses héroïnes. Elle ressemble à ce titre à beaucoup de stars américaines. On sait qu'elle a fait appel à la chirurgie esthétique après la guerre, refusant de vieillir. On sait également que le couple possédait une villa qui avait été construite sur le modèle de celle de Douglas Fairbanks et Mary Pickford à Los Angeles. Sur les photos, ses manteaux de fourrure n'ont rien à envier à ceux des stars hollywoodiennes.

    Mais, élue député après 1945, elle reçoit non seulement des fleurs en hommage à sa beauté et son talent, mais, 
    quand elle visite une usine métallurgique, des boulons qui ont été spécialement créés pour elle !
                                         Quelques images de Liouba Petrovna Orlova (1902-1975)





Conclusion : Il s'agit donc bien d'un film réaliste socialiste, mais pas seulement... Il montre la diversité de la production soviétique des années trente et la complexité des rapports entre les artistes et le pouvoir, la production et les institutions gouvernementales. 

Le cinéma au Québec ou la naissance d'un cinéma national

Sources (non exhaustif) :
 - www.cinemamuetquebec.ca (partenariat université de Montréal, BNQ et cinémathèque québécoise).
- Martin Barnier, « Germain Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées. Le Cinéma « muet » entre tradition et modernité », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 40 | 2003
- http://cri.histart.umontreal.ca (Cinéma et oralité).
- Christian Poirier, Le cinéma québécois (t. 1 et 2), Presses de l’Université de Québec, 2004
- Michel Coulombe, Marcel Jean, Le dictionnaire du cinéma québécois, Boréal, 2006. 

Plan de Montréal en 1910 @BNQ (catalogue numérisé). 

I. L’apparition et la mise en place du cinéma au Québec :
A. La naissance des vues animées au Québec :
1. Des projections Lumière d’abord destinées aux francophones (1896) :
Si le Canada ne participe pas à la querelle de l’invention du cinéma, ce n’est pas pour autant que l'histoire de son apparition est claire. Les deux grandes villes canadiennes de l’époque se disputent la paternité de la première séance cinématographique (Montréal au Québec, la capitale économique, et Ottawa, la capitale politique en Ontario).
- Projection en plein air à Ottawa (Vitascope) le 26 juillet 1896 à Ottawa. 
- Projection du 27 juin 1896:   spectacle Lumière (Pupier et Minier) au Palace théâtre situé au 78 du boulevard St-Laurent (l’édifice existe toujours à l’angle de l'avenue Viger). Projection privée mais l'exploitation continue ensuite (On recherche l'appui de l'élite montréalaise). 
L'appareil utilisé en 1896 : le cinématographe N° 16 (@cinematheque.qc.ca)


@cinemamuetquebec.ca

«  Dire que samedi soir a eu lieu, au 78 de la rue St-Laurent, […] l’inauguration du cinématographe de M. Lumière de Lyon, c’est annoncer en termes bien peu enthousiastes, une grande chose, un événement des plus intéressants. On est arrivé à rendre la photographie animée. Cette merveilleuse découverte, fruit de savantes expériences, de patientes recherches, est une des plus étonnantes de notre siècle pourtant si fécond en surprises, en victoires sur les mystères de l’électricité.  Nous avons eu le télégraphe, puis le téléphone, puis le kinétoscope d’Edison, et, maintenant, nous sommes arrivés au cinématographe. Où s’arrêtera-t-on? ». (La Presse, 29 juin 1896) (@cinematheque.qc.ca). 


Le public visé est francophone. Les deux exploitants continuent ensuite leur tournée dans le reste du Canada (Toronto, retour à Montréal, puis villes du Québec ensuite, pour contrer la compétition). 

2) Le public anglophone du Québec découvre le cinéma en 1897
Février 1897 au 2266 rue Ste-Catherine, en utilisant les services d'un sieur Jackson.

B. Une mise en place rapide des «salles de vues animées » :

1) Un contexte favorable à l’implantation du cinéma : de très nombreux lieux de spectacles à  Montréal au début du siècle.
- Appartient au circuit de salles de Broadway + centre de production de spectacles en Français. 

- Les salles, de toutes natures et catégories, sont malgré tout concentrées dans le cœur de la ville avec deux lieux névralgiques : le quartier plus anglophone, rue Sainte-Catherine Ouest et le quartier du boulevard Saint-Laurent où un bâtiment sur 3 abrite un théâtre, un cabaret ou un cinéma entre 1890 et 1930. 

- Taille des salles (majorité moins de 500 places, les plus grandes jusqu'à 3000 places). 

La façade extérieure du Monument National (sur le boulevard Saint-Laurent)
L'intérieur (après rénovation) du Monument national  @monumentnational.com. 
Presque toutes les salles peuvent devenir des salles de cinéma. Les plus petites alternent les spectacles de différents types. 
L’été, les films sont aussi projetés dans des parcs d’amusement.  


Parc Sohmer début du siècle  (Montréal projection estivale) @cinémathèque québécoise



2) Le tournant de l’année 1906 : l’ouverture du Ouimetoscope !
a) La vague des scopes :
Le 1er janvier 1906 en effet, le Québécois francophone Léo-Ernest Ouimet ouvre une « salle de vues » dans une ancienne salle de café-concert.
Le premier Ouimetoscope (@wikipedia)
Le Ouimetoscope en 1908

Le nouveau Ouimétoscope  en 1907 @cinémathèque québécoise



La plupart des scopes sont de taille modestes avec des devantures clinquantes, mais des intérieurs moins reluisants. 


b) La lutte contre les scopes, lieux de dépravation populaire : 1907-1912. 

1907, sous l'impulsion de l'Eglise, la bourgeoisie montréalaise veut faire interdire les salles le dimanche. Volonté de moraliser les classes populaires (poids du catholicisme et du puritanisme moral qu'on retrouve à NYC au même moment). 
Ouimet et d'autres propriétaires de scope réagissent. Différentes parades sont mises en place. Ils vont finalement obtenir la réouverture en 1912 ! 

3) L’ère des palaces :
La vague des scopes est freinée à partir de 1912. A partir de cette date, on entre dans l’ère de gigantesques palaces. Entre 1912 et 1921, 6 salles (l’Imperial (1913), le Saint-Denis (1916), le Loew’s (1917), le Princess (1917), le Palace (1921) et le Capitol (1921)) de plus de 1200 places prennent place au cœur de la ville. Décoration somptueuse. 
Dans les quartiers populaires aussi apparaissent des salles qui imitent les palaces du centre. Décentralisation et culture de masse. 

Le Rialto (avenue du Pins, Montréal. Palace de quartier ouvert en 1924
L'intérrieur du Rialto

C) Les spectateurs de cinéma :
1) La métropole montréalaise et les grandes villes :
 a) Les premiers spectateurs : 1896-1897
La société est alors clairement séparée en ce qui concerne ses pratiques culturelles.
Une séparation des genres tout d'abord et séparation des groupes sociaux. 
Jusqu'en 1905, les vues sont regardées dans des lieux différents selon le type de public (arcades de la Main, théâtres, parcs et théâtres de vaudeville : 3 lieux pour 3 types de public). 


b) Le temps des scopes : 1906-1912
Au début du siècle, les propriétaires de scopes comprennent qu’il faut offrir des spectacles abordables pour la classe ouvrière mais suffisamment moraux pour ne pas effrayer les bourgeois. Employé du Ouimetoscope renvoyé. 
Ce nouveau mélange des publics posent des problèmes parfois : les chapeaux, les pratiques culturelles pendant le spectacle. 

c) le temps des palaces et des salles de quartier (1912-1930) : 
- Ils permettent d'accueillir un public diversifié en le hiérarchisant (bourgeoisie au parterre, loges, plus populaire aux balcons). 
Comme en Europe, bénéficient des exclusivités. Copies rayées dans les salles de quartier. Pas le même spectacle. 
Des comportements plus conviviaux dans les salles de quartier. La loi de 1911 n'est pas respectée (le drame du Laurier Palace en 1927). 
Le Laurier palace après l'incendie (1927)
2) Le cinéma dans la campagne et les petites villes de la province : un cinéma au départ ambulant, qui donne un rôle important au bonimenteur. 
Ce cinéma ambulant, on le retrouve également dans les parcs, les foires ou les expositions des grandes villes au début (= cinéma forain en Europe). 


Dans les villages et dans les petites villes = écoles, salles paroissiales, plein air. Chaque projection est unique et agrémenté d'un boniment. 
Affiche d'un cinéma ambulant @cinemamuet.qc.ca
Avec l'installation de vraies salles dans les villes, ils vont privilégier les campagnes. Ce sont des Français, et des québécois francophones surtout. 
au départ, ils "font" le film, ou du moins la programmation. Ensuite, avec la location, la projection est plus standardisée, sauf à l'oral. 

 II. Le cinéma des premiers temps au Québec : résister à la standardisation anglophone et mettre en place de nouvelles formes culturelles qui ne sont pas imposées par les élites
A. Les bonimenteurs, une forme « anticoloniale » de résistance à la standardisation cinématographique dans la société québécoise francophone :
1) Le bonimenteur crée un lien social et culturel entre le public québécois et les films importés (pour la plupart). 


Travaux de Germain Lacasse (Le Bonimenteur de vues animées. Le Cinéma « muet » entre tradition et modernité ).
- Insertion de ce nouveau médias dans d'anciennes formes culturelles, en reprenant d'anciens vecteurs (contes, tradition théâtrale française)... 
- Résistance à la colonisation anglophone en s'appropriant le spectacle (au départ lire les sous-titres) qui se perpétue jusqu'à la fin des années vingt et même au début des années trente. 
- Registre de langage adapté, importance de l'improvisation (qu'on retrouve dans la culture québécoise aujourd'hui).
- Un véritable spectacle en soi (se perpétue après l'arrivée du parlant). 
2) Le bonimenteur modernise aussi la société québécoise en introduisant une lecture qui rompt avec celle de l’élite conservatrice qui monopolise le champ culturel : 
- Le premier ? Henri d'Hauterives
Henri d'Hauterives  @cinemamuet.qc.ca 


- Le plus connu au Québec est sans doute Alex Silvio, « le Roi des bonimenteurs ». 
- Rupture avec le "bon parler" et introduction du français populaire (pas avant les année 60 au théâtre). 
- Préoccupations quotidiennes absentes de la pellicule et du discours des élites. 
- Propos parfois subversifs (critique de la censure, évocation de l'adultère, de la morale chrétienne, de la corruption des élites etc. ). 



B) Imposer la diffusion de films en français et le doublage (des intertitres puis du son) pour un public majoritairement francophone :

Avec la guerre, à partir de 1915, les salles de cinéma commerciales, jusque là surtout administrées par des québécois francophones tombent peu à peu sous le contrôle de compagnies américaines (Famous Players).

Cependant, il est à noter qu’Hollywood est obligé comme les autres de se plier à la censure de l’Eglise catholique

La plupart des films diffusés sont donc des films américains.

A partir de 1928, le cinéma parlant est introduit dans la province. La question de la langue française prend alors à cette époque une autre dimension. Dans les années vingt des groupes nationalistes et cléricaux demandaient des intertitres en français. En 1930, le premier film parlant en français est diffusé au Québec. 

En 1934, une compagnie (France-Films) distribue des films français dans la province avec l'appui de l'Eglise (censure morale). En 1940, 10% des salles de la Province passent des films français. 



C) Produire des films québécois :

Les premières images tournées au Québec sont celles des opérateurs Lumière suivis par des publicités ou des documentaires de la Canadian Pacific Railway (en fait tournés par Edison Company) qui vantent les beautés du Canada (de Québec à Vancouver). 

A partir de 1912, des compagnies canadiennes de production de films, le plus souvent éphémères, naissent dans tous le pays. La montée du nationalisme canadien lié à la guerre (Vimy) favorise cet élan. 

- Léo-Ernest Ouimet producteur de films documentaires puis de fiction au Québec, puis aux Etats-Unis (après 1922) et son échec. 

- Un autre pionnier Joseph-Arthur Homier. 

Affiche pour le film Madeleine de Verchères, fresque historique d'Homier (1922)

A l’échelle du Canada, au cours des années 30, en dehors de la production gouvernementale et de quelques particuliers, l’industrie canadienne est avant tout une succursale d’Hollywood. En effet, seuls quelques longs métrages sont produits pour respecter une loi britannique qui impose de projeter dans les salles un certain nombre de films britanniques ou du Commonwealth.    
 
Aussi, seuls quelques particuliers et une petite compagnie, l'Associated Screen News (fondée en 1920 et active jusqu'en 1958), ont une véritable activité créatrice. Cette situation particulière se modifie à la fin des années 30, quand naissent de nouvelles sociétés de production, et qu'apparaissent les cinémas Odeon qui concurrencent le réseau américain Famous Players. Par ailleurs, en 1938, un rapport sur le cinéma (John Grierson) aboutit à la création de l'Office national du film (ONF) à Ottawa en 1939. 
Aussi au Québec, en 1939, le cinéma québécois n’est représenté que par quelques amateurs éclairés, des prêtres pour la plupart. L’Eglise a en effet progressivement compris l’intérêt qu’elle pouvait tirer des films comme vecteurs des valeurs catholiques. 

- Des pionniers du cinéma direct ? Albert Tessier et Maurice Proulx, deux prêtres cinéastes.
 
Abbé Maurice Proulx


Sur les îles de la Madeleine, Abbé Maurice Proulx, 1956.

Conclusion : ce n’est qu’avec la Seconde Guerre mondiale la guerre (celle-ci a interrompu la diffusion de films français) qu’une véritable production francophone apparaît. Mais il faut encore attendre la fin des années cinquante et « La Révolution tranquille », où le Québec se dégage de l’emprise de l’Eglise, pour que les films fassent réellement parler des Québécois sans artifice, avec leur accent et leur langue (cinéma direct des Brault, Groulx, Lamothe, Perrault etc.). On peut alors véritablement parler de cinéma québécois.